17
LE MATCH
Il commençait tout juste à bruiner quand Edward tourna dans ma rue. Jusqu’alors, je n’avais pas douté qu’il resterait avec moi tandis que je passerais un peu de temps dans le monde réel – une sorte d’intérim. Puis je vis la voiture noire, une Ford délabrée, garée dans l’allée de Charlie, et mon chauffeur bougonna des mots inintelligibles d’une voix basse et dure. Tâchant de s’abriter de la pluie sous le porche étroit, Jacob Black se tenait derrière le fauteuil roulant de son père. Le visage de Billy, impassible comme du granit, ne trahit rien lorsque Edward gara ma camionnette. Jacob, lui, baissa les yeux, mortifié.
— Il dépasse les bornes ! râla Edward, furieux.
— Il est venu avertir Charlie, tu crois ? demandai-je, plus horrifiée que mécontente.
Il acquiesça, tout en retournant son regard noir à Billy d’une manière qui n’augurait rien de bon. Je fus sacrément soulagée que Charlie ne fût pas encore revenu.
— Laisse-moi gérer ça, dis-je.
— C’est sûrement plus raisonnable, accepta-t-il (à ma grande surprise). Mais sois prudente. L’enfant ne se doute de rien.
— Jacob est à peine plus jeune que moi ! protestai-je, hérissée par l’emploi du mot « enfant ».
— Je sais.
Il me sourit, sa colère soudain évanouie. Je posai la main sur la poignée de la portière.
— Invite-les à entrer pour que je puisse m’éclipser, continua-t-il. Je reviendrai à la tombée de la nuit.
— Tu veux garder la voiture ? proposai-je tout en m’interrogeant sur la façon dont j’allais expliquer à mon père mon absence ce soir-là.
— Je serai rendu plus vite à pied que dans cet engin ! s’esclaffa-t-il.
— Tu n’es peut-être pas obligé de t’en aller, non ? soupirai-je avec regret.
— Oh que si ! Et quand tu te seras débarrassée d’eux, n’oublie pas de préparer Charlie à l’idée de rencontrer ton nouveau petit ami.
Son rire dévoila ses dents blanches.
— Merci du cadeau !
Il me gratifia du sourire en coin que j’adorais.
— Je serai bientôt de retour, me promit-il.
Après avoir jeté un coup d’œil en direction de la maison, il se pencha et embrassa rapidement l’arête de ma mâchoire. Le cœur battant, je me tournai vers mes invités surprise. Billy avait perdu son flegme, et ses mains agrippaient les accoudoirs de son fauteuil.
— Reviens vite, insistai-je avant de sortir sous l’averse et de me précipiter jusqu’à la porte. Salut, Billy ! Salut, Jacob ! lançai-je le plus joyeusement possible. Charlie s’est absenté pour la journée. J’espère que vous n’êtes pas là depuis trop longtemps.
— Ne t’inquiète donc pas, répondit le vieil homme d’une voix étrangement contrôlée en me scrutant du regard. Je voulais juste lui apporter ça.
Il montra un sac en papier sur ses genoux. Je le remerciai machinalement, bien qu’ignorant de quoi il s’agissait.
— Venez vous mettre au sec.
Je fis semblant de ne pas m’apercevoir qu’il m’observait pendant que je déverrouillais la porte et leur indiquais de me suivre à l’intérieur.
— Donnez-moi ça, proposai-je.
Me retournant pour fermer derrière nous, j’en profitai pour jeter un dernier coup d’œil à Edward. Parfaitement immobile et grave, il attendait.
— Mets-le au réfrigérateur, me conseilla Billy en me tendant son paquet. C’est du poisson frit maison de Harry Clearwater. Charlie adore ça.
Je réitérai mes remerciements, sincère cette fois.
— Je commençais à être à court de recettes, et Charlie va sûrement rapporter du poisson ce soir.
— Il est à la pêche ? demanda Billy, en s’animant brusquement. À l’endroit habituel ? Et si j’allais à sa rencontre ?
— Inutile, me dépêchai-je de mentir, ne tenant pas à ce qu’il se retrouve en tête à tête avec mon père. Il voulait essayer un nouveau coin. Je n’ai aucune idée du lieu où il se trouve.
Billy ne s’y laissa pas prendre et m’envisagea d’un air songeur.
— Jacob, va donc chercher cette photo de Rebecca que j’avais l’intention d’offrir à Charlie.
— Où est-elle ? répliqua l’adolescent, morose.
Sourcils froncés, il s’absorbait dans la contemplation du plancher.
— Dans le coffre, je crois. Tu n’as qu’à fouiller au milieu du bazar.
Traînant la jambe, Jacob ressortit sous la pluie. Billy et moi nous affrontâmes du regard en silence. Un silence qui ne tarda pas à devenir embarrassant. Aussi, je tournai les talons et me dirigeai dans la cuisine, suivie par le couinement des roues humides du fauteuil sur le lino. Je flanquai le sachet de Billy sur l’étagère supérieure du réfrigérateur puis virevoltai vivement pour lui faire face. Son visage aux rides profondes était indéchiffrable.
— Charlie ne sera pas là avant un bon moment, attaquai-je, sur un ton qui frisait l’impolitesse.
Il se contenta de hocher la tête.
— Merci encore pour le poisson.
Nouvel acquiescement, et toujours pas une parole. Je soupirai et croisai les bras sur ma poitrine. Le vieillard sembla deviner que je n’ajouterai rien, car il se lança, hésitant.
— Bella.
J’attendis.
— Bella. Charlie est l’un de mes meilleurs amis.
— Oui.
— J’ai remarqué que tu passais beaucoup de temps avec ce Cullen.
Il détachait chaque mot soigneusement, et sa voix était sourde.
— Oui.
— Ce n’est sûrement pas mes affaires, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
— Vous avez raison, ce ne sont pas vos oignons.
— Tu ignores sans doute que la famille Cullen n’a pas bonne réputation dans la réserve, persista-t-il, irrité par mon impudence.
— Si, je le sais, figurez-vous ! Et je ne vois pas en quoi cette réputation est méritée. Après tout, ils ne mettent jamais les pieds sur votre territoire, non ?
Billy était décontenancé d’apprendre que j’étais au courant du vieil accord passé par sa tribu.
— C’est vrai, reconnut-il, prudent. Tu as l’air... bien informée sur les Cullen. Plus que je ne le pensais.
— Et plus que vous, si ça se trouve.
— Peut-être, admit-il à regret. Charlie est-il aussi bien informé ? enchaîna-t-il avec une lueur astucieuse dans les yeux.
Il n’avait pas mis longtemps à trouver le point faible de ma défense.
— Il apprécie beaucoup les Cullen, éludai-je.
Billy ne manqua pas de saisir ma dérobade. Il en parut mécontent, mais guère surpris.
— Si ce ne sont pas mes affaires, ce sont sûrement celles de Charlie, s’entêta-t-il.
— C’est à moi d’en juger, il me semble.
Je guettai anxieusement sa réaction. Il s’absorba dans un silence songeur que ne rompait que le bruit de la pluie sur le toit.
— J’imagine que tu as raison, finit-il par concéder.
— Merci, Billy, soupirai-je, soulagée.
— Je te demande juste de bien réfléchir, Bella.
— Je vous le promets.
— Ce que je veux dire, c’est arrête ! précisa-t-il en sourcillant.
Ses yeux ne reflétaient qu’un véritable souci pour moi. Que pouvais-je répondre ? À cet instant, la porte s’ouvrit bruyamment. Je sursautai.
— Il n’y a aucune photo dans cette bagnole ! râla Jacob.
Les épaules de sa chemise étaient trempées, et ses cheveux dégoulinaient.
— Ah bon ? marmonna Billy. J’ai dû l’oublier à la maison.
— Super ! maugréa son fils en levant les yeux au ciel.
— Bella, tu diras à Charlie... que nous sommes passés.
— Aucun problème.
— On s’en va déjà ? s’étonna Jacob.
— Charlie rentrera tard, lui expliqua son père qui poussait son fauteuil vers le couloir.
— Oh ! Ben... à une autre fois, alors, Bella.
Le garçon était déçu.
— C’est ça.
— Prends garde à toi, m’avertit Billy.
Je laissai couler. Jacob aida son père à descendre le perron. J’agitai la main en jetant un bref regard sur ma Chevrolet désormais vide, puis refermai la porte avant même qu’ils ne fussent partis. Debout dans le vestibule, j’écoutai leur voiture reculer dans l’allée puis s’éloigner. Ma tension retomba un peu, et je grimpai à l’étage pour changer de vêtements.
J’essayai plusieurs chemisiers, ignorant ce que me réservait la soirée. Cette perspective suffit à rendre insignifiante la conversation qui venait d’avoir lieu. Maintenant que je n’étais plus sous l’influence de Jasper et d’Edward, je commençais à être rattrapée par la peur. J’abandonnai rapidement mes effets de style pour enfiler une vieille chemise de coton et un jean. De toute façon, je risquais sûrement de passer le match revêtue de mon coupe-vent.
Le téléphone sonna, et je me précipitai au rez-de-chaussée. Je ne désirais pas entendre d’autre voix que la sienne, même si je savais qu’il se serait tout bonnement matérialisé dans ma chambre s’il avait voulu prendre contact avec moi.
— Allô ?
— Bella, c’est moi, Jessica.
— Oh, salut.
Il me fallut un moment pour reprendre pied dans la réalité. J’avais l’impression de ne pas avoir parlé à Jess depuis des jours et des jours.
— Comment c’était, le bal ? demandai-je.
— Génial !
Elle démarra au quart de tour et se lança dans un compte-rendu détaillé de la soirée précédente. J’émis des marmonnements appréciateurs çà et là, malgré mes difficultés à me concentrer. Jessica, Mike, le bal, le lycée, tout cela me paraissait étrangement déplacé en cet instant. Je ne cessais de regarder par la fenêtre, jaugeant le degré de luminosité derrière les nuages noirs.
— Tu m’écoutes, Bella ? s’agaça soudain Jessica.
— Désolée, quoi ?
— Mike m’a embrassée ! Tu te rends compte ?
— C’est super, Jess.
— Et toi, qu’est-ce que tu as fait, hier ?
Elle était devenue agressive, soit parce qu’elle m’en voulait de mon inattention, soit parce qu’elle était vexée de mon peu d’enthousiasme à en apprendre plus sur son flirt avec Mike.
— Rien de bien intéressant. Je suis juste sortie profiter du soleil.
La voiture de Charlie crissa sur le gravier.
— Tu as revu Edward Cullen ?
La porte d’entrée claqua, et mon père s’affaira à ranger son barda sous l’escalier.
— Euh...
— Salut, gamine ! lança Charlie en pénétrant dans la cuisine.
Je lui adressai un signe de la main.
— Oh, ton père est là, dit Jessica qui l’avait entendu. Oublie, on discutera demain. On se voit en maths.
— Ciao, Jess.
Je raccrochai.
— Salut, papa. Où sont tes prises, aujourd’hui ?
Il se lavait les mains au-dessus de l’évier.
— Je les ai rangées au congélateur.
— Billy est passé tout à l’heure déposer un sac de friture de Harry Clearwater, annonçai-je avec un entrain forcé.
— C’est vrai ? J’en raffole.
Charlie monta se doucher pendant que je préparais le dîner. Nous ne tardâmes pas à passer à table. Le repas se déroula dans le silence. Charlie savourait son poisson pendant que je me creusais désespérément les méninges pour accomplir la tâche qui m’était échue – aborder le sujet d’Edward.
— Qu’as-tu fait de beau ? lança soudain Charlie, m’arrachant à ma rêverie.
— Je suis restée à la maison, cet après-midi. (Uniquement en toute fin d’après-midi, pour être honnête). Et ce matin, ajoutai-je en m’efforçant de rester optimiste en dépit de mes jambes en coton, j’étais chez les Cullen.
Ébahi, Charlie en laissa tomber sa fourchette.
— Le docteur ?
— Oui.
— Mais qu’est-ce que tu fabriquais là-bas ?
Il n’avait pas ramassé ses couverts.
— Euh... il se trouve que je sors plus ou moins avec Edward Cullen ce soir... et il désirait me présenter à ses parents... Ça va, papa ?
Apparemment, il était en train de s’offrir une rupture d’anévrisme.
— Papa !
— Tu sors avec un Cullen ! tonna-t-il.
— Je... je croyais que tu les appréciais.
— Il est trop vieux pour toi ! assena-t-il avec une véhémence hors de propos.
— Nous sommes tous les deux en première.
Bon sang ! Heureusement qu’il ne se doutait pas qu’il avait raison plus qu’il ne l’imaginait.
— Attends... Lequel c’est, cet Edwin ?
— Edward. Le plus jeune, celui aux cheveux roux.
L’Adonis, le dieu vivant.
— Ah... euh... bredouilla-t-il, ça change tout. Je n’aime pas la tête du grand costaud. C’est sûrement un bon gars, mais il a l’air trop... mûr pour toi. C’est ton petit copain, cet Edwin ?
— Edward, papa.
— Réponds-moi.
— On peut dire ça.
— Mais tu m’as raconté hier soir que tu ne t’intéressais à aucun des garçons de la ville.
Il avait récupéré sa fourchette – le pire était passé.
— Edward n’habite pas en ville.
Il me fusilla du regard, guère amusé que je le prenne pour un imbécile.
— Écoute, ce n’est que le début. Alors, évite de me servir le discours sur les petits copains, d’accord ?
— Quand passe-t-il te chercher ?
— Il sera là dans quelques minutes.
— Où t’emmène-t-il ?
— Hé, ho ! Ça suffit l’Inquisition espagnole ! On va jouer au base-ball avec sa famille.
Le visage de Charlie se plissa un instant, puis il éclata de rire.
— Tu joues au base-ball, toi ?
— Euh... je vais surtout regarder.
— Dis donc, il doit drôlement te plaire, ce type !
Je me contentai de soupirer en levant les yeux au ciel. Au même moment, on entendit le bruit d’une voiture qui se garait devant la maison. Sautant sur mes pieds, j’entrepris de débarrasser la table.
— Laisse, bougonna Charlie. Je m’en occuperai plus tard. Tu me maternes trop.
La sonnette retentit, et il se dépêcha d’aller ouvrir, avec moi pendue à ses basques. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point l’averse faisait rage. Sous le halo du porche, Edward ressemblait au mannequin d’une pub pour imperméables.
— Entre, Edward.
Je fus contente de constater que Charlie n’avait pas déformé son prénom.
— Merci, Chef Swan, répondit Edward avec respect.
— Appelle-moi Charlie. Donne-moi ta veste.
— Merci.
— Assieds-toi.
Nom d’un chien ! On n’allait quand même pas y passer la soirée ! Edward se posa souplement dans notre unique fauteuil, m’obligeant à prendre place à côté de mon père, sur le canapé. Je lui jetai un regard de reproche auquel il répondit par un clin d’œil dans le dos de Charlie.
— Alors, comme ça, j’apprends que tu emmènes ma petite fille jouer au base-ball ?
Il n’y avait que les habitants de l’État de Washington pour ne pas se formaliser à l’idée que la pluie tombait à seaux et risquait de gêner un tant soit peu la tenue d’un match en plein air.
— C’est ce qui est prévu, en effet.
Il ne sembla pas surpris que j’eusse dit la vérité à mon père. Ou alors, il nous avait espionnés.
— Quel exploit ! s’esclaffa Charlie.
Les rires d’Edward se joignirent aux siens.
— Bon, décrétai-je en me levant, vous avez assez ricané à mes dépens. Allons-y.
Je fonçai dans l’entrée et enfilai mon coupe-vent. Ils me suivirent.
— Ne rentre pas trop tard, Bella.
— Pas de souci, Charlie, je la ramènerai à une heure décente, promit Edward.
— Attention à ma fille, hein ?
— Elle ne risque rien avec moi.
Une telle sincérité suintait de chacune de ses paroles que Charlie n’aurait pu douter de sa bonne foi. Je me ruai dehors, et tous deux furent saisis d’un nouvel accès d’hilarité. Edward m’emboîta le pas, mais je m’arrêtai net sur le perron. Derrière ma camionnette était rangée une Jeep monstrueuse. Ses pneus m’arrivaient sûrement à la taille, les phares étaient protégés par des grilles et quatre énormes projecteurs étaient fixés sur le pare-chocs en acier renforcé. La carrosserie était d’un rouge pétant. Charlie laissa échapper un petit sifflement.
— N’oubliez pas vos ceintures de sécurité, murmura-t-il.
Me précédant, Edward m’ouvrit la portière côté passager. J’évaluai la distance qui me séparait du siège et m’apprêtai à sauter quand, avec un soupir, il me souleva d’une seule main. Pourvu que Charlie n’eût rien remarqué. Tandis qu’il contournait la voiture à un pas mesuré, humain, je m’évertuai à attacher ma ceinture. Elle était si complexe que j’en fus incapable.
— Qu’est-ce que c’est que tous ces machins ? m’écriai-je quand il m’eut rejointe.
— Un harnais tout-terrain.
— Ah.
Je m’appliquai à enclencher les multiples boucles les unes derrière les autres. Comme j’étais trop lente, Edward soupira de nouveau et entreprit de m’aider. Heureusement, la pluie, trop dense, empêchait Charlie de nous distinguer clairement, et il ne vit pas les mains d’Edward folâtrer sur mon cou et le long de mes clavicules. Abandonnant tout effort pour comprendre comment cet instrument de torture fonctionnait, je me contentai de veiller à respirer régulièrement.
Edward mit le contact, et nous partîmes.
— Tu as une... sacrée grosse Jeep.
— Elle appartient à Emmett. J’ai pensé que tu n’apprécierais pas de faire tout le chemin en courant.
— Où gardez-vous cet engin ?
— Nous avons transformé une des dépendances en garage.
— Tu ne mets pas ta ceinture ?
Il me lança un regard abasourdi. Soudain, ses paroles précédentes firent mouche.
— Tout le chemin ? m’exclamai-je en déraillant dans les aigus. Cela signifie-t-il que nous allons devoir courir une partie du chemin ?
— Pas toi, rectifia-t-il avec un mince sourire.
— Mais ça me rend malade.
— Tu n’auras qu’à fermer les yeux, et tout ira bien.
Je me mordis les lèvres, luttant contre la panique. Il se pencha et déposa un baiser sur le sommet de ma tête. Il gémit, et je me tournai vers lui, surprise.
— Tu sens tellement bon sous la pluie, m’expliqua-t-il.
— C’est bien ou pas bien ? demandai-je avec circonspection.
— Les deux. Comme toujours, les deux.
J’ignore comment il s’y prit pour s’orienter dans l’obscurité et la pluie battante, mais il finit par bifurquer dans une route secondaire qui n’avait de route que le nom : on aurait dit un sentier de montagne. Toute conversation devint dès lors impossible tant je rebondissais sur mon siège comme un marteau-piqueur. De son côté, il semblait beaucoup s’amuser. Nous finîmes par déboucher dans un cul-de-sac encerclé par la paroi verte que formaient les arbres. La tempête s’était calmée, cédant la place à une bruine qui se dissipait peu à peu tandis que le ciel s’éclaircissait derrière les nuages.
— Désolé, Bella, mais à partir d’ici, nous continuons à pied.
— Tu sais quoi ? Je crois que je vais t’attendre.
— Où est passé ton courage ? Tu n’en as pas manqué pourtant, ce matin.
— Je n’ai pas oublié notre dernière balade.
Était-il concevable qu’elle ne datât que d’hier ? Il fut près de ma portière en un éclair et m’aida à déboucler mon harnais.
— Je m’en occupe, protestai-je. Vas-y, toi, je te rejoins.
— Oh, oh, rigola-t-il, j’ai bien l’impression que je vais devoir falsifier ta mémoire.
Sans me laisser le temps de réagir, il me tira de la voiture et me posa sur le sol. Il brouillassait à peine, maintenant. Alice ne s’était pas trompée.
— Comment ça, falsifier ma mémoire ? m’inquiétai-je.
— Quelque chose comme ça.
Il me vrillait de son regard, mais ses iris recelaient une étincelle d’humour. Plaçant ses mains sur la carrosserie, de chaque côté de ma tête, il se pencha, m’obligeant à reculer. Il s’approcha jusqu’à ce que son visage se retrouve à quelques centimètres à peine du mien. J’étais coincée.
— Et maintenant, chuchota-t-il (et son haleine suffit à me faire perdre l’esprit), explique-moi de quoi tu as peur exactement.
— Euh... eh bien... balbutiai-je, d’entrer en collision avec une branche et de mourir. De vomir partout.
Il réprima un sourire, se pencha encore, et ses lèvres froides effleurèrent le creux de ma gorge.
— Toujours anxieuse ? murmura-t-il.
— Oui.
Son nez glissa sur ma mâchoire, s’arrêtant juste au-dessus de ma bouche. Son souffle frais chatouillait ma peau.
— Et maintenant ?
— Les arbres, le mal des transports, haletai-je.
Il leva la tête et embrassa mes paupières.
— Bella, tu ne penses tout de même pas que je heurterais un tronc, non ?
— Pas toi, moi.
Ma voix flanchait. Il flaira la victoire toute proche. Ses baisers descendirent lentement le long de ma joue avant de se poser à la commissure de mes lèvres.
— Crois-tu que je laisserais un arbre t’attaquer ?
— Non, soufflai-je.
J’étais sûre d’avoir d’autres arguments à lui opposer mais, bizarrement, je ne les trouvai pas.
— Tu n’as donc aucune raison d’avoir peur, conclut-il.
— Aucune, soupirai-je, vaincue.
Alors, il prit mon visage entre ses mains, presque brutalement, et me donna un long et vrai baiser.
Mon comportement fut inexcusable. J’étais pourtant prévenue. Hélas, je fus incapable de ne pas réagir exactement comme la première fois. Au lieu de rester tranquille, j’enroulai mes bras autour de sa nuque et me soudais à son visage de pierre. Frissonnant de plaisir, j’ouvris la bouche. Il recula en titubant, brisant mon étreinte sans difficulté.
— Nom d’un chien, Bella ! s’écria-t-il. Tu as juré ma mort ou quoi ?
Je m’accroupis, mains autour de mes genoux, pour calmer mes tremblements.
— Tu es indestructible, marmonnai-je en essayant de reprendre ma respiration.
— Ça, c’était avant que je te rencontre. Allez, filons avant que je ne m’autorise un geste vraiment stupide, gronda-t-il.
Comme la veille, il me jeta sur son dos. Je notai au passage les efforts qu’il déployait pour être le plus doux possible. J’enfermai sa taille entre mes jambes et serrai mes bras autour de son cou, tel un étau.
— N’oublie pas de fermer les yeux, me prévint-il sévèrement.
J’enfonçai aussitôt ma figure dans ses épaules. Je me rendis à peine compte que nous bougions. Certes, je sentis qu’il se déplaçait, mais il aurait pu aussi bien se balader nonchalamment sur un trottoir tant il se mouvait avec souplesse. Je fus tentée de regarder, juste pour voir s’il volait à travers la forêt, mais je résistai. Ma curiosité ne méritait pas une nausée. Je compensai en écoutant sa respiration régulière.
Je ne fus pas certaine que nous nous étions arrêtés avant qu’il ne caresse mes cheveux.
— C’est fini, Bella.
J’osai ouvrir les paupières. Il disait vrai. Raide et maladroite, je me détachai de lui... et atterris sur les fesses.
— Ouille !
Il me contempla, incrédule, hésitant entre sa colère toute récente et un accès de gaieté. Mon ahurissement dut l’emporter, car il partit d’un rire tonitruant. Je me relevai et me forçai à l’ignorer tout en essuyant la boue et les fougères qui s’étaient agglutinées à mon coupe-vent. Il n’en rit que plus fort. Agacée, je m’éloignai. Son bras emprisonna ma taille.
— Pas si vite. Où vas-tu ?
— Assister à une partie de base-ball. Ça n’a plus l’air de beaucoup t’intéresser, mais les autres sauront sûrement s’amuser sans toi.
— Tu te trompes de chemin.
Sans le regarder, je fis volte-face et partis dans la direction opposée. Il me rattrapa une nouvelle fois.
— Ne sois pas fâchée, ça a été plus fort que moi. Si tu t’étais vue !
L’hilarité le reprit, apparemment irrésistible.
— Tu estimes sans doute être le seul à avoir le droit d’être en colère, c’est ça ?
— Je ne l’étais pas contre toi.
— À d’autres. Bella, tu as juré ma mort ou quoi ?
— Simple constatation.
J’essayai de lui échapper, en vain.
— Tu étais furieux, insistai-je.
— Oui.
— Pourtant tu viens de dire...
— Que je ne l’étais pas après toi. Oh, Bella, tu ne comprends donc pas ?
— Comprendre quoi ?
— Je ne t’en veux jamais. C’est une chose que je n’arrive même pas à envisager. Tu es si courageuse, confiante... aimante.
— Alors pourquoi...
Je ne me rappelais que trop bien les humeurs sombres qui l’éloignaient régulièrement de moi. Je les avais toujours interprétées comme de la frustration, légitime, devant ma faiblesse, ma lenteur, mes turbulentes réactions d’humaine.
— C’est après moi que j’en ai, confessa-t-il en soulevant doucement mon menton. Cette façon que j’ai de toujours te mettre en péril. Ma seule existence représente un danger pour toi. Des fois, je me hais. Je devrais être plus fort, capable de mieux...
Je plaçai un doigt sur sa bouche.
— Chut !
Il ôta ma main de ses lèvres pour la coller contre sa joue.
— Je t’aime, murmura-t-il. C’est une bien piètre excuse à mon comportement, mais c’est vrai. (C’était la première fois qu’il le disait. Si lui n’en était pas conscient, moi si.) Et maintenant, poursuivit-il, moqueur, tâche de te tenir correctement.
Sur ce, il se pencha et effleura ma bouche d’un baiser. Je ne bronchai pas.
— Tu as promis au Chef Swan de me ramener tôt, tu te souviens ? soupirai-je. On ferait mieux d’y aller.
— À vos ordres.
Avec un sourire de regret, il s’écarta. Il m’entraîna à travers les hautes fougères humides et les rideaux de mousse, contourna une énorme ciguë, et m’amena à la lisière d’un gigantesque champ qui grimpait à l’assaut des cimes du massif de l’Olympus. La prairie était grande comme deux stades de base-ball.
Les autres étaient déjà là, Esmé, Emmett et Rosalie assis sur une saillie rocheuse nue assez près de nous ; beaucoup plus loin, Jasper et Alice, séparés par environ quatre cents mètres, se lançaient quelque chose, une balle sans doute, bien qu’ils fussent si lestes que je ne la distinguais pas. Carlisle semblait affairé à délimiter les bases. Semblait, car il était impossible qu’elles fussent aussi loin les unes des autres, non ? Lorsque nous émergeâmes des arbres, les trois premiers se levèrent. Esmé se dirigea vers nous, et Emmett lui emboîta le pas après avoir observé d’un air songeur Rosalie qui s’éloignait gracieusement à l’opposé sans avoir daigné nous accorder un coup d’œil. Mon estomac se tordit.
— Est-ce toi que nous avons entendu tout à l’heure, Edward ? s’enquit Esmé.
— On aurait dit un ours qui s’étrangle, ricana Emmett.
— C’était bien lui, confirmai-je avec un sourire timide.
— Malgré elle, Bella a été d’une drôlerie impayable, se vengea aussitôt Edward.
Alice avait quitté son poste et se précipitait – dansait – dans notre direction.
— Il est l’heure, annonça-t-elle.
Ses paroles furent saluées par un grondement de tonnerre qui secoua la forêt alentour puis éclata à l’ouest, du côté de la ville.
— Sinistre, hein ? rigola Emmett en m’adressant un clin d’œil.
— Allons-y.
Alice s’empara de la main d’Emmett, et ils se ruèrent sur la prairie disproportionnée. Elle galopait comme une gazelle ; il était presque aussi beau et tout aussi rapide – et pourtant, on n’aurait jamais songé à le comparer à une gazelle.
— Prêts pour une petite partie ? s’écria Edward, le regard brillant d’excitation.
Je feignis l’enthousiasme de rigueur dans ces occasions-là.
— Hip hip hip ! Hourra ! braillai-je en agitant les bras comme une pom-pom girl.
Il pouffa puis, après avoir ébouriffé mes cheveux, bondit à la suite des deux autres. Sa façon de courir était plus agressive, guépard plus que gazelle, et il eut tôt fait de les rattraper. Sa puissance et son élégance me coupèrent le souffle.
— On descend un peu ? me proposa Esmé de sa voix douce et mélodieuse.
Je m’aperçus que je béais d’étonnement. Me ressaisissant, j’acquiesçai. Esmé prenait garde à maintenir une certaine distance entre nous, et je me demandai si elle veillait encore à ne pas m’effrayer. Elle accorda son allure à la mienne sans montrer d’impatience.
— Vous ne jouez pas avec eux ?
— Non, je préfère arbitrer. Je tiens à ce qu’ils soient honnêtes.
— Est-ce à dire qu’ils ont tendance à tricher ?
— Et comment ! Tu les entendrais se disputer, une vraie meute de loups ! Espérons que ça ne se produira pas ce soir.
— Vous me rappelez ma mère, plaisantai-je, étonnée.
Elle rit.
— C’est que, la plupart du temps, je les traite comme mes propres enfants. Mes instincts maternels n’ont jamais été assouvis. Edward t’a-t-il dit que j’avais perdu un bébé ?
— Non, murmurai-je, abasourdie, en tâchant de deviner à quelle période de sa vie elle faisait référence.
— Mon seul et unique enfant. Il est mort quelques jours après sa naissance. Ça m’a brisé le cœur. Voilà pourquoi je me suis jetée d’une falaise, précisa-t-elle, l’air de rien.
— Edward a juste mentionné que vous étiez... tombée.
— Ce garçon est d’une nature tellement délicate. Le premier de mes nouveaux fils. Je l’ai toujours considéré comme tel, bien qu’il soit plus âgé que moi. Dans un certain sens du moins. C’est pourquoi, ajouta-t-elle en me souriant avec chaleur, je suis si heureuse qu’il t’ait trouvée, ma chérie. (Dans sa bouche, le terme affectif sonnait naturel.) Il a trop longtemps été à part. Sa solitude faisait peine à voir.
— Ça ne vous ennuie pas, alors ? Que je ne sois... pas celle qu’il lui faut.
— Non... (Elle réfléchit.) Tu es ce qu’il veut. Tout finira par s’arranger.
L’inquiétude lui plissait le front cependant.
Un deuxième coup de tonnerre ébranla le ciel. Esmé s’arrêta. Visiblement, nous étions parvenues au bout de leur terrain de jeu. Les autres paraissaient avoir formé leurs équipes. Edward était positionné très loin, sur le champ gauche, Carlisle se trouvait entre la première et la deuxième base, et Alice s’était approprié la balle, à un endroit qui devait tenir lieu de monticule du lanceur. Emmett brandissait une batte en aluminium qui sifflait presque imperceptiblement dans l’air. J’attendais qu’il eût rejoint le marbre quand je réalisai qu’il y était déjà, bien plus loin du lanceur que les règles traditionnelles ne le stipulent. Jasper se tenait à plusieurs mètres derrière lui, jouant le receveur pour l’équipe adverse. Bien sûr, nul n’avait de gants.
— Très bien, lança Esmé d’une voix claire que même Edward devait percevoir. En jeu !
Alice se redressa, immobile. Tenant la balle à deux mains, à hauteur de sa taille, elle semblait préférer la ruse au rentre-dedans intimidant. Soudain, tel un cobra qui frappe, son bras droit jaillit, et la balle alla frapper la main de Jasper.
— C’est un strike, ça ? chuchotai-je à Esmé.
— Quand le batteur n’arrive pas à frapper, oui.
Jasper renvoya la balle à Alice, qui s’autorisa un bref sourire. Puis, tout aussi brusquement, sa main s’envola de nouveau. Cette fois, la batte parvint à intercepter la balle. Le craquement de l’impact fut assourdissant. Tel un coup de tonnerre, il se répercuta contre les montagnes, et je compris immédiatement pourquoi ils ne jouaient que pendant les orages. La balle partit comme un météore au-dessus de la prairie et alla se perdre dans la forêt environnante.
— Home run, murmurai-je.
— Attendons un peu, objecta Esmé, prudente et attentive, une main levée.
Emmett galopait de base en base, quasiment invisible, Carlisle à ses trousses. Je me rendis compte qu’Edward avait disparu.
— Out ! cria Esmé.
Éberluée, je vis Edward sauter à la lisière des arbres en brandissant la balle. Malgré la distance, même moi je pus distinguer son sourire béat.
— Emmett frappe peut-être le plus fort, mais c’est Edward qui court le plus vite, m’expliqua Esmé.
Le tour de batte se poursuivit sous mes yeux éberlués. Il m’était presque impossible de suivre la partie, vu la vitesse à laquelle la balle volait et le rythme auquel leurs corps se déplaçaient autour du champ. Je découvris une autre raison à la nécessité d’une tempête, lorsque Jasper, tentant d’éviter la défense imprenable d’Edward frappa une balle rasante en direction de Carlisle. Ce dernier l’attrapa puis se rua vers la première base tandis que Jasper faisait de même. Quand ils se tamponnèrent, le vacarme m’évoqua celui de deux gigantesques rochers qui se seraient écroulés. Je sursautai, soucieuse. Par miracle, ils étaient indemnes.
— Point accordé ! annonça Esmé calmement.
L’équipe d’Emmett gagnait d’une courte tête – Rosalie avait réussi à se glisser autour des bases après avoir touché une des longues balles d’Emmett – lorsque Edward intercepta la troisième. Il me rejoignit au petit trot, étincelant de joie.
— Alors, me cria-t-il, qu’est-ce que tu en penses ?
— Une chose est sûre, je ne pourrai plus jamais me contenter des matchs à la papa des championnats nationaux.
— À croire que tu as passé ta vie à ça ! s’esclaffa-t-il.
— Je suis un peu déçue quand même, le narguai-je.
— Pourquoi ?
— J’aimerais vraiment découvrir un domaine dans lequel vous n’excellez pas.
Il me gratifia de son sourire en coin.
— C’est mon tour de frapper, dit-il ensuite en se dirigeant vers le marbre.
Il jouait intelligemment, relançant des balles rases, hors de portée de Rosalie, dont la main, sur le champ extérieur, paraissait cependant toujours prête à les intercepter, et réussissant à rejoindre deux bases avant qu’Emmett ait eu le loisir de remettre en jeu. À un autre moment, Carlisle en expédia une si loin – dans une explosion qui me perça les tympans – que lui et Edward parvinrent tous deux à faire le tour de la surface de jeu. Alice leur claqua délicatement dans la main en guise de félicitations. Le match se poursuivit, les scores oscillant constamment, et ils se taquinaient comme n’importe quels gamins des rues dès que la balance penchait en faveur d’une équipe au détriment de l’autre. Parfois, Esmé en rappelait un à l’ordre. Le tonnerre grondait, mais il ne pleuvait pas, comme l’avait prédit Alice.
Carlisle était à la batte et Edward jouait le receveur quand, tout à coup, Alice eut un hoquet de frayeur. Mes yeux étaient, comme d’habitude, rivés sur Edward, et je le vis tourner la tête vers sa sœur. Leurs regards se croisèrent, et un message passa aussitôt entre eux. Il fut près de moi avant même que les autres aient eu le temps de réagir.
— Alice ? lança Esmé, tendue.
— Je n’ai pas vu... murmura-t-elle. Je ne savais pas.
Le reste de la famille s’était rassemblé autour de nous.
— Que se passe-t-il ? demanda Carlisle à sa fille avec le calme que confère l’autorité.
— Ils ont voyagé beaucoup plus vite que je ne m’y attendais. Je me suis trompée sur leur trajectoire.
— Elle a changé ? l’interrogea Jasper en se penchant vers elle, protecteur.
— Ils nous ont entendus jouer et ils ont bifurqué, avoua-t-elle, contrite.
Sept paires d’yeux se posèrent brièvement sur moi avant de se détourner, embarrassés.
— Quand seront-ils là ? marmotta Carlisle à l’adresse d’Edward.
Ce dernier se concentra.
— Moins de cinq minutes. Ils courent. Ils veulent jouer avec nous.
Il fronça les sourcils.
— Tu crois y arriver ? s’enquit son père avec un hochement de menton dans ma direction.
— Non. Pas si je la porte... Et puis, la dernière chose souhaitable, c’est qu’ils flairent son odeur et se mettent en chasse.
— Combien sont-ils ? demanda Emmett à Alice.
— Trois, répondit-elle abruptement.
— Trois ! fanfaronna-t-il en bandant les muscles de ses bras massifs. Qu’ils viennent donc !
Pendant une seconde qui me parut s’éterniser, Carlisle délibéra. Seul Emmett semblait imperturbable. Les autres contemplaient le chef de famille avec anxiété.
— Continuons à jouer, finit-il par décider d’une voix calme et égale. D’après Alice, ils sont juste curieux.
Tout cet échange avait été mené tambour battant et n’avait guère duré plus d’une minute. J’en avais saisi l’essentiel, mais je n’entendis pas la question qu’Esmé posait à Edward, car seules ses lèvres vibrèrent. Il réagit par une légère dénégation, et le soulagement submergea les traits de sa mère.
— Prends ma place, lui ordonna-t-il. J’ai eu mon compte.
Sur ce, il se planta devant moi. Les autres avaient regagné le champ, inspectant avec inquiétude les bois ombreux. Alice et Esmé se positionnèrent dans la zone près de laquelle je me tenais.
— Rabats tes cheveux, me lança Edward doucement.
Docilement, je retirai mon élastique et secouai ma tignasse.
— Ils arrivent, hein ? balbutiai-je, bien inutilement.
— Oui. Ne bouge surtout pas et ne t’éloigne pas de moi, je t’en prie.
Il avait beau dissimuler sa tension, elle ne m’échappa pas. Il ramena mes longues mèches en avant, de façon à ce qu’elles cachent en partie mon visage.
— Ça ne servira à rien, chuchota Alice. Je la flairerais à l’autre bout de la prairie.
— Je sais, s’énerva-t-il.
Carlisle se tenait sur le marbre, et une nouvelle partie commença, sans beaucoup d’entrain.
— Que t’a demandé Esmé ? murmurai-je.
— S’ils avaient soif, admit-il de mauvaise grâce après un instant d’hésitation.
Les secondes s’écoulèrent. Le match était apathique. Personne n’osait frapper trop fort, et Emmett, Rosalie et Jasper ne s’écartaient pas du champ intérieur. En dépit de la terreur qui engourdissait mon cerveau, j’avais conscience que Rosalie me regardait de temps en temps. Ses yeux étaient dénués d’expression, mais le pli de sa bouche m’incitait à penser qu’elle était furieuse. Edward ne prêtait aucune attention à la partie, entièrement concentré sur les arbres alentour.
— Excuse-moi, Bella, marmonna-t-il, soudain véhément. C’était stupide et irresponsable de t’exposer ainsi. Je suis vraiment désolé.
Tout à coup, il cessa de respirer, et ses prunelles se posèrent en plein sur le champ droit. Il avança imperceptiblement pour s’interposer entre moi et ce qui approchait. Carlisle, Emmett et les autres se tournèrent dans la même direction, prêtant l’oreille à des bruits de pas que mes faibles oreilles n’entendaient pas.